De Margelli à Margely, une romance des rizières de Lombardie aux brumes bretonnes

Nous sommes en 1780 en Italie du Nord, dans la plaine du Pô à quelques dizaines de kilomètres du lac Majeur. Les plaines s'étendent à perte de vue. L'hiver, la terre gèle à pierre fendre, l'été la chaleur est accablante et au printemps l'on craint les crues du fleuve. Si le climat est rude, la terre n'est pas ingrate. Ici, vivent parmi les plus grosses fortunes du nord de l'Italie. Cette fortune ils la doivent aux rizières dont les reflets éblouissent les regards l'été.


C'est le comte Maratelli qui a introduit cette céréale sur ces terres. De guerrières les familles nobles sont devenues négociantes. L'une d'elles, les Margeli, doit son titre de noblesse à Charles Quint en 1532. Ses armoiries, deux hérissons affrontés sur des bandes de gueules et d'argent révèlent ses origines chevalières et son allégeance à la Maison de Savoie. En héraldique le hérisson symbolise la prudence car, quand il ne peut pas fuir son ennemi, il se met en boule, et paraît comme une châtaigne armée de ses piquants. C'est aussi un symbole solaire, l'image de l'intouchable et de l'inaccessible. Deux animaux affrontés révèlent d'autre part une scission, une division familiale.

A vérone sur une maison face aux arènes, figurent les armoiries de la famille Rizardi avec un seul hérisson sur des bandes de couleurs identiques mais horizontales. En dépit de l'occupation autrichienne et française, cela fait déjà longtemps que le château des Margeli a perdu sa fonction défensive. Désormais on vit confortablement derrière les épaisses murailles de briques. Sa tourelle permet encore d'épier les envahisseurs. Dans quelques années (le 14 juin 1800) on y guettera l'avance des Français après la bataille de Marengo à 40 kilomètres d'ici.

Mais des maux plus grands encore frappent la région : la peste et les fièvres. Les fermiers de la région meurent par dizaines. Nulle muraille ne peut les arrêter. Le comte Margeli songe d'ailleurs, s'il ne l'a pas déjà fait, à se faire construire une demeure sur les rives du lac Majeur pour fuir les chaleurs estivales et les maladies. Car le comte est inquiet. L'un des ses fils, sans doute a-t-il plusieurs enfants, Pierre Margeli est souffrant. Son état inspire les plus grandes craintes. On le donne pour mort. Les prières, les donations à la Vierge n'y font rien. C'était sans compter avec le dévouement de sa gouvernante Servanne Salmon San Gouze. A force de soins, de veille, d'heures, de jours et de nuits passés à la rafraîchir pour faire tomber la fièvre, elle va le sauver.

Cette guérison inattendue est-elle à l'origine de la passion qui unira désormais Pierre et Servanne ou est-elle le fruit d'un amour de longue date. On ne le sait, mais en cet été 1782, Servanne ne peut cacher son état: elle est enceinte. Partagé entre la colère et la reconnaissance, le comte Margeli père impose à Servanne de faire ses bagages. L'enfant naîtra loin des terres chaudes du Piémont, là où ils ne pourront revendiquer leur part des domaines, à Plancöet en Bretagne, sur les terres natales de Servanne. En dépit de la distance, le comte Margeli père pourra surveiller l'éducation de ses petits-enfants. Depuis plus de quarante ans la famille Margeli a des liens avec des seigneurs bretons. Une Giletta Margeli y est décédée en 1748.

Jean-Marie Margely
Jean-Marie Margely


armoiries des Margelli
originaires de Vercelli
Famille originaire de Cuneo, qui, selon la tradition
a une origine commune avec la dynastie des Vercelli,
seigneurs de Salasco.

Vercelli
Vercelli, centre ville. Aujourd'hui des écrans placés
sous les arcades transmettent en temps réel le cours du riz.
Autour de la ville, d'anciennes forteresses ou maisons fortes
veillent encore sur les rizières

“La présente famille semble
descendre d'un Antonio, fils d'un premier Antonio
auquel Charles Quint conféra la noblesse et les armoiries
le 20 mars 1532. Antonio fut docteur en loi, avocat des
pauvres et prit le 28 mars 1614 les mêmes armes que
son ancêtre. Il eut comme fils Diccolo qui fut capitaine
de milice lui même père de Francesco, médecin
(protomedico) en 1685.
Et puis Auguste (né à Cuneo
le 12 avril 1833), de Louis, de Joseph qui fut officier
de cavalerie annobli le 16 juillet 1900. Il épousa Vittoria
Clemente della Croce di Doiola et eurent pour fille Maria
Clotilde (née le 15 septembre 1870), femme de Vittorio dei
Marchesi Cordero di Montezemolo, et Ottavio (né à Caserta
le 24 décembre 1874) officier du Génie. La famille est
inscrite dans Le Livre d'or de la noblesse Italienne
et dans El Uff. Dob. Ital. Avec le titre de noble en
les personnes de Augusto, de Luigi , de Giuseppe.
Les armoiries ci-dessus appartiennent aux descendants de la branche auxquels elles ont été concédées.” (Stemmario italiano)

.
Cascine vercelli

Cascina Darola, commune de Trino dans la province de Vercelli, les cascine sont d'immenses greniers à riz qui ont fait la fortune de leurs propriétaires. C'est dans la cascina voisine, la Veneria de Lignana qu'a été tourné « Riz amer » par G. de Santis, avec Silvana Mangano, en 1949)


Signature de Pierre Margeli où le "I" se transforme en "y".
Selon ma grand-mère, son ancêtre a modifié
son nom pour faire "anglais"
car les Italiens n'avaient pas bonne réputation.

armoiries de Margelli
armoiries des Margelli
originaires des Marches

Ce départ est-il une sanction ou une volonté de mettre l'enfant à l'abri des guerres et des épidémies, nul le sait. En ce début d'année 1783, les préparatifs vont bon train. Le comte Pierre accompagnera sa bien-aimée. Il se fera passer pour un marchand et lors des fréquents contrôles de l'armée autrichienne, il cachera Servanne dans un grand sac de riz. Le 26 février 1783, en plein coeur de l'hiver, au milieu des brumes de Plancouët ce n'est pas un mais deux enfants qui viennent au jour, des jumeaux : François et Joseph.

Pierre Margeli est là. Que ressent-il devant l'officier d'état-civil, il appose sa signature dans le registre. Ses enfants sont déclarés légitimes et baptisés le jour même. La signature de Pierre est limpide, assurée, les lettres sont bien formées. Le comte Pierre a-t-il reçu des instructions de son père ? Veut-il franciser le nom de ses enfants ? Il modifie l'acte de naissance et remplace le "i" du nom de famille par un "y". Ce seront les Margely. Il rature aussi l'ordre de naissance des enfants : Joseph est le premier. Chez les jumeaux, le second est l'aîné, François.

Que devient François ? Les registres ne font plus état de lui. Il n'est pas mort en bas âge, les actes officiels en témoigneraient. Alors ? A-t-il été élevé en Italie avec son père? A-t-il assuré la pérennité de son nom en Italie ? Car Pierre doit repartir en Italie, ses domaines l'attendent. Est-il promis à une autre par intérêt ? Peut-être, sans doute même. Mais il restera fidèle à Servanne toute sa vie. Sans doute viendra-t-il régulièrement la voir ou l'invitera-t-il sur ses terres.

“L a famille est une des plus anciennes et noble de San
Severino dans les Marches. Francesco Margaruccio,
capitaine vivant en 1067 est reconnu comme le fondateur de la famille.
En 1400 un Dominico fut conseiller dans le
quartier de S. Maria. Antonio, fils de Dominique il fut consul
en 1437. Basilio fut insigne Barnabite en 1579. Andrea envoyé
comme ambassadeur au prince Gonzague qui le retint comme conseiller. Annibale se consacra aux armes et combattit en
Hongrie, en germanie, et contre les Huguenots. Il fut colonel
au service de l'Espagne, ambassadeur auprès de Clément VIII,
Paul V et Urbain VIII qui le fit chevalier de Ferrare.
Il fut amabssadeur auprès des emepreurs Charles III,
Philippe III et Ferdinand Ier Il mourut à Vienne le 28 août 1600
sans descendance, laissant son riche patrimoine à la Vierge des Lumière à San Severino. Ciccolino, fils de Cesare, entre dans la Compagnie de Jésus. Il fut gentilhomme du cardinal Saint Charles de Borromée qui lui confie la réforme des costumes ecclésiastiques. ” (Stemmario italiano)


Jeanne Margely, fille de Jean-Marie

signature de Pierre Margeli
Signature de Pierre Margeli

Nous savons avec certitude qu'il revient en 1821 à Plancoët aux côté de Servanne. En 1828, lorsque disparaît Servanne, Pierre est décédé. Mais au mariage de Joseph en 1832, les témoins disent ignorer la dernière demeure des parents du marié et le lieu de leur sépulture. Aucun document à Plancouët et à Dinan n'attestent de leur décès.

Le comte Pierre est-il revenu chercher l'amour de sa vie pour finir ses jours avec elle, sont ils inhumés ensemble quelque part sur les terres d'Italie qui avait vue naître leur passion ? Sans user de leur titre, Joseph Margely et son fils Jean-Marie tiendront leur rang.
Si le premier nous apparaît comme un marchand, Jean-Marie à son décès est désigné comme propriétaire, c'est à dire rentier, même sur son acte de mariage il affirme être marchand serrurier. Profession bien étrange pour une personne qui considérait le fait de devoir travailler comme une infamie. Sur les photos il apparaît de fait comme un bourgeois. Ces effets personnels confortent ce fait : couverts en argent massif ciselés à ses initiales, épingle de cravate en platine incrustée d'une fleur de diamants, montre en or massif. D'une discussion récente avec un descendant d'une autre branche, j'ai appris que Jean-Marie possédait un manoir à Bourseul au lieu-dit La Basse-Ville.

Jean-Marie Margely sera à l'origine d'un secret de famille qui scellera une chappe de plomb sur l'histoire de ses ancêtres. De son premier mariage, il a deux filles Pauline et Jeanne, les dernières à pouvoir porter le titre de comtesse. Sa femme décédera prématurément et il se remariera avec une jeune femme de plus de 25 ans sa cadette, Marie Thérèse Bouget. Il aura un fils de sa seconde épouse. Cette autre branche de la famille Margeli ouvrira une usine de biscuits bretons, les fameux craquelins.

Pauline, la première fille de Jean-Marie, décédera de la sclérose en plaque, maladie limitée à l'époque au Nord de l'Italie. Certains supposeront qu'elle l'avait attrapé en buvant du lait cru dans les plaines du Pô. Jeanne épousera un pharmacien, Ambroise Brard. Toute sa vie elle souffrira de ne mener la vie de ses aïeux et recherchera une origine noble à son mari. Elle parlait souvent de la famille d'Orange. Les citant par leurs prénoms. Les membres de la noblesse dinannaise étaient désireux de la connaître mais elle s'est toujours refusée de voir ces "noblaïons" de fraîche date.

A sa fille Jeanne Brard, à son fils et sa petite fille, ma mère, elle enseigna l'art de l'étiquette, celui de la bienséance, de la réserve qui sied aux personnes de son rang. La noblesse était sa richesse. Mais lorsqu'on la questionnait sur ses origines et l'histoire de ses ancêtres, ses yeux bleus foncés s'allumaient d'une lueur de colère et elle s'enfermait dans le silence.

Face aux questions insistantes d'un enfant de 12 ans devant une ancienne photo de Jean Marie Margely conservée dans un cadre d'acajou, Jeanne Brard, sa petite fille, finit par avouer avec un sourire ému devant un tel amour qu'il s'agissait de son grand père, un comte italien issu de la passion amoureuse entre un jeune noble très malade et sa gouvernante dévouée. Ce sera le début d'une longue enquête, faite d'espoirs, de déceptions, d'attente et de surprises, un puzzle composé d'un nombre inconnu de pièces représentant une fresque familiale inachevée marquée par la loi du silence.

Il faudra attendre 1996 pour qu'une étape décisive soit franchie. La rencontre entre deux descendants de ce fameux grand-père et la comparaison de nos versions respectives de son histoire. Tout se tient : la région d'origine, les fièvres, la gouvernante, la fuite en France. Tout se tient à l'exception des documents d'archives. Aussi loin que l'on remonte - 1782, tous sont nés en Bretagne. La famille Margelli figure sur le Stamminario italiano, le livre de la noblesse italienne.

Comme l'indique l'étymologie de son nom (les Marches : la frontière), elle est bien originaire de Lombardie ; il existe aussi une autre branche dans la région des Marches dont l'un des membres fut gentilhomme du Cardinal Saint-Charles de Borromées.

A Vercelli, de nombreuses familles portent des noms commençant par MAR : Marchetti, Margetti. La lecture de l'annuaire, pleine d'espoir, s'est révélée vaine. De l'autre côté de la frontière, en Suisse, un lieu-dit s'appelle Margeli, peut-être le berceau de la famille. Nous avons l'origine et les derniers descendants. Que s'est-il passé entre-temps ? Entre alliances et les guerres, la famille s'est dispersée, dissipée, évaporée. plus de traces.

Vivant au centre de la Bretagne des années 20, sa fille, utilisait souvent des mots italiens, donnait un nom italien à sa chienne (Rana, grenouille), multipliait les références au lac Majeur et aux îles Borromées. Elle allait souvent en Italie, en Lombardie, et ramenait des clichés pris sur les bords du lac mais aussi de lieux moins touristiques comme des fermes au milieu des rizières. Sa soeur était brune aux yeux noirs et au teint mat. Etonnant ! Les souvenirs familiaux et les archives se télescopent comme si la mémoire des deux familles avait contracté le temps attribuant les faits d'un aïeul méconnu de 1782 (Pierre) à ceux de leur grand père ; comme si tous les souvenirs se concentraient sur un unique portrait.

Faut-il en conclure que les liens aujourd'hui cassés avec la branche italienne ont perduré jusqu'à la seconde guerre mondiale, que Jean-Marie et ses ancêtres ont été élevés ou faisaient de fréquents séjours en Italie dans leur famille d'origine. Peut-être existe-t-il encore quelque part au milieu des rizières ou sur les rives du Lac Majeur, quelques vieux murs décorés d'un blason avec deux hérissons, une ancienne grille avec un "M" en fer forgé, recouverts par les ronces et les broussailles. Leur découverte serait le plus beau des héritages.

Lac Majeur Isola Bella

Lac majeur Isola Bella

Renseignements pratiques :
Vercelli :
GPS: 45°19'07.65"N - 8°25'49.48" E
http://fr.wikipedia.org/wiki/Vercelli

Lac Majeur:
GPS: 45°53'43.52" N - 8°31'38.29"E
http://fr.wikipedia.org/wiki/Lac_Majeur

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"Bonjour les Italiens"



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