A Vintimille vous trouverez aussi en cherchant un peu dans les rues moins passantes, l'artisan disparu en France, l'horloger qui possédera encore les pièces de votre pendule héritée de votre ancêtre, l'encadreur qui aura la patience et le savoir-faire pour retoucher le cadre en stuc de votre nature morte du XVIIIe siècle. Le jour du grand marché, le vendredi, c'est la mêlée, y compris sur la route. Toutes les voies d'accès sont engorgées. Les habitués évitent, les touristes affluents. Les grands week-ends et le mois de décembre sont aussi particulièrement chargés.
Les courses faites, les Français envahissent les terrasses des cafés et des restaurants. J'ai mes habitudes au "Café de Paris " ou au "Cavalieri" près du marché. Ce dernier ne propose que des panini, tous excellents. Le Boscaiolo aux champignons et à la crème de truffe, le Tuttesole avec de la tapenade et des tomates séchées sont mes favoris. Mais je vais le plus souvent au premier car avec le Negroni sabglato ils servent un assortiments d'amuse-bouches excellents et les employés sont très attentionés avec leurs clients..
Je préfère toujours la salle à la terrasse abandonnée aux touristes. L'ambiance y est plus vivante et plus typique. La jeune fille qui entre avec un "Ciao tutti" à la cantonade, la gamine du patron qui mange comme quatre sur une table au fond, les vrais habitués qui discutent, caccaiare en italien (faire comme les oiseaux) face à l'effigie du Padre Pio coincée entre deux bouteilles. Observer les Italiens prendre leur espresso est un vrai bonheur. Car ils ne le boivent pas n'importe comment, c'est un rituel. Celui-ci se déguste debout et rapidement. Une première gorgée, puis on fait tourner le breuvage dans la tasse et cul sec. Quand je demande, un peu d'eau chaude pour mon café, je m'attends toujours à la même réaction : un petit sourire en coin et un regard rieur qui a l'air de dire : "ah ces Français, des petites natures à l'estomac sensible", surtout si cette demande vient d'un homme.
Depuis novembre 2007, une étrange épidémie se répand entre les restaurants de plages : les incendies. Entre Bordighera et Vintimille j'en ai compté au moins cinq en quatre mois, depuis début 2010 ils se propagent à San Remo et à Bordighera. Au début on se dit que le chef cuistot n'est pas très prudent, puis inévitablement on pense à autre chose : la mafia. Les Italiens ont horreur d'en parler. "C'est la mafia" me dit Roberta en parlant des problèmes des ordures à Naples mais, travaillant dans un café en Menton, elle n'évoquera jamais le sujet pour son propre compte. Dario, serveur à Latte, désabusé, lui le crie haut et fort "ici aussi, il y en a. Que croyez-vous ?. Ils vous brûlent votre restaurant. Si vous êtes seul vous pouvez encore résister mais si vous êtes marié ils s'en prennent à votre femme, vos enfants". De fait, un dimanche matin je flânais en face d'un des nombreux bazars Marrakech de la ville quand j'ai vu un homme, la cinquantaine portant des Ray Ban et vêtu d'un loden bleu pénétrer dans la boutique. Je l'ai remarqué car il n'avait pas le genre de la clientèle habituelle constituée de mères de famille et de touristes. Après quelques minutes, il s'est installé à la porte du magasin, attendant visiblement un complice. Celui-ci ne s'est pas fait attendre. La quarantaine élégante, vêtu du même manteau, entre la sortie de la messe et le déjeuner en famille, il est descendu de sa Lancia laissant sa femme et son fils à quelques mètres de moi. Et là, a commencé une étrange conversation sur le pas de la porte avec le gérant de la boutique. Le plus âgé s'est mis à surveiller les aller et venus dans la rue tandis que son "collègue" juste derrière lui avait une conversation très ferme, gestes à l'appui, avec le gérant visiblement très effrayé. Cela a duré près d'un quart d'heure puis les trois hommes se sont séparés, l'un retournant dans son magasin, l'autre poursuivant son chemin sur le trottoir et le troisième remontant dans son véhicule avec un grand sourire à sa femme comme si de rien n'était. Fin de l'anecdote.
La vieille ville
Rares sont ceux, et moi le premier, qui s'interrogent sur les origines de la ville. À peine si l'on remarque les ruines d'un théâtre à la sortie de la commune. Impossible en effet pour le touriste de passage de s'imaginer qu'il arpente l'antique decumanus bordé de thermes et de maisons cossues de la prospère et élégante Albintillium romaine. Vintimille la vraie, ne se dévoile progressivement qu'à celui qui s'y attarde suffisamment.
Après ma première visite de nombreux Italiens m'avaient apostrophé en criant "Moulta, moulta" qui signifie amende, PV, lorsque je voulus garer mon véhicule. Je n'y suis pas revenu pendant plusieurs semaines, perturbé par cette vie désordonnée. Dans l'affolement, perdu dans la circulation, j'ai même pris un panneau bleu "Chiuso" pour le nom d'un lieu-dit.
Mais peu à peu on se surprend à trouver la vieille ville pittoresque avec le linge aux fenêtres et l'on se dit, poussé par la curiosité, qu'il serait peut-être intéressant d'aller voir derrière ces murs délabrés et délavés.
Ce jour là, un de ces matins d'hiver où le ciel et la mer jouent à celui qui sera le plus bleu, après avoir laissé la voiture en contrebas, j'arrive à l'entrée de la porte fortifiée. Il me semble que la notion du temps a changé : il s'est dilaté. Disparus la presse, l'excitation et le vacarme de la ville basse. On joue aux boules, on papote, on se chauffe tranquillement au soleil. Quelques petits vieux regardent les produits d'un camion immatriculé en Sicile transformé en épicerie ambulante. On marchande la qualité des harengs salés, du vin en jerrycan, de l'affinage du fromage fumé sans apparemment se soucier des conditions de transport et de conservation de ces denrées.
Une fois la porte franchie, c'est encore un autre monde. Sans transition, la lumière cède la place à la pénombre et la température chute de plusieurs degrés. Instinctivement je rabats mon manteau et relève le col. Les aplats du ciel au-dessus de ma tête ne font qu'augmenter la sensation de hauteur des murs, l'étroitesse des rues et ma solitude. Aucun bruit ne vient troubler la résonance de mes pas, aucun mouvement à l'exception de quelques déplacements de rideaux sur mon passage.
Les façades pour la plupart vétustes se succèdent sans aucune monotonie. Ici, un oratoire fleuri à la Vierge, là, des fougères ont élu domicile dans les anfractuosités d'un mur - ce qui en dit long sur l'humidité et l'ensoleillement des lieux. La rue principale, la via Garibaldi, est bordée en son centre par un jardinet dont l'exubérance des plantes m'étonne. Des bananiers s'étirent vers la lumière et des chats paresseux se prélassent dans les rares coins ensoleillés.
Une dame âgée s'intéresse à moi ; elle passe et repasse en me dévisageant toujours un peu plus. Au troisième passage elle ose m'adresser la parole. On échange quelques mots sur les plantes, les chats, le climat et elle s'éloigne rassurée. C'est vrai qu'ici les touristes ne montent pas. Avec mes yeux bleus, les Italiens me prennent d'abord pour un Anglais. En général au bout de quelques secondes les doutes s'évanouissent et quelques mots en italien, même avec un accent exotique, suffisent à lever toute inquiétude. Et si vous ajoutez que vous êtes "da Mentone, tra Nizza e Ventimiglia", à Naples, à Rome ou à Palerme on vous considère comme à moitié Italien. Menton n'est pas la dernière ville française mais la première italienne.
Des bruits de voix me guident vers une épicerie au rez-de-chaussée d'un ancien palais. Derrière les cagettes on distingue encore les restes de fresques baroques. De ruelles en ruelles et après quelques égarements, la perspective s'élargit devant l'église Saint-Michel. Les piliers de la crypte ont été taillés à partir de bornes miliaires de la via Aurélia. Attiré par la crypte, je découvre un univers souterrain de « presepi », de santons, installés là le temps des fêtes de Noël. Un petit village haut en couleurs avec ses vieux métiers, ses traditions séculaires qui tranche avec la monochromie de la pierre.
Aujourd'hui, il y a du monde, la messe vient de se terminer, c'est raté pour les photos. En sortant je remarque une statue avec un scapulaire, chose que l'on ne voit plus guère en France. Une voisine, gardienne improvisée, qui m'a rejoint en toute discrétion - je me demande bien d'où elle sort - se réjouit que nous Français nous sachions ce que c'est. Elle m'offre contre une obole - il faut bien entretenir les lieux - une image pieuse.
A ma sortie, l'esplanade de l'église Saint-Michel est baignée par le soleil, dans la semi obscurité des ruelles j'avais fini par oublier qu'il faisait beau. Les rues se sont remplies de monde. De l'autre côté de la vieille ville, via Cavo s'élève la cathédrale dont la fondation remonte au VIIIe siècle. C'est l'un des plus beaux édifices romans de la Ligurie. Sous le choeur, dans la crypte on aperçoit les soubassements du haut Moyen Age et des pierres tombales gravées de symboles. Les derniers échos de la messe qui vient de se terminer ne descendent pas ici. Je ne sais si c'est le volume confiné mais le lieu me semble chargé d'émotions. A l'extérieur au pied du chevet des oliviers et des palmiers chétifs me font penser au Mont des Oliviers. Nous dominons la ville moderne et aucun bruit ne monte jusqu'à nous. Toute proche et si lointaine.