Agrigente
La Sicile , que d'images sur cette île forgent notre opinion. Terre de cultures, d'échanges culturels, centre de la Méditerranée , lieu de fusion entre les Grecs, les Romains, les Normands, l'islam, la chrétienté. Ile au climat si doux et si ensoleillé qu'elle produit les meilleurs fruits d'Europe, les plus savoureux, les plus sucrés. Et enfin son côté obscur, terre de vendetta et de trafics où
la mafia fait la loi dans l'ombre.
On m'avait pourtant mis en garde. Les trains en Sicile ne sont pas d'une grande exactude. C'est pourtant ce moyen de locomotion que je choisis pour aller à Agrigente. Trouver le quai à la gare de Palerme fut dès le début une aventure comme si un petit génie facétieux s'amusait au fil des minutes à intervertir les numéros de quais. A peine mis le pied dans le train, le contrôleur nous annonce que nous débarquons quelque part près de Porticello. Et dix kilomètres plus tard en effet, toute la rame descend en rase campagne pour embarquer dans deux bus. On se ferait enlever cela ne se passerait pas autrement.
Si le voyage en bus a commencé dans la bonne humeur, au bout d'une heure, les téléphones portables ont commencé à sonner et les voyageurs à s'impatienter. A trente kilomètres heures, nous avons traversé une partie de la Sicile par des petites routes sinueuses serpentant entre champs de figuiers de barbarie et vieilles forteresses médiévales, de Cacamo à Roccapalumba. Je ne puis m'empêcher de penser que nous sommes en plein pays mafieux. Les parrains ne résident pas à Palerme dans de magnifiques propriétés mais ici au coeur de ces campagnes presque désertes. Je me remémore les images de poursuites très musclées entre trafiquants et policiers vues à la télévision.
Les champs complètement secs sont striés de lignes noires fumantes. Les agriculteurs pratiquent les cultures sur brûlis. Après les récoltes estivales, les racines sont brulées. A certains endroits, les feux ont débordés sur les champs voisins, sur la frondaison des eucalyptus et même sur la route.
Enfin, à Roccapalumba, retour dans un train. En dépit des difficultés et de ma mauvaise humeur grandissante - quatre heures pour faire soixante-dix kilomètres - je ne peux qu'admirer le professionnalisme des Italiens : deux contrôleurs nous ont suivi tout au long de nos pérégrinations dans les collines siciliennes et deux carabiniers nous ont rejoints pour assister et rassurer les voyageurs, ils sont passés voir chacun de nous. Au moins nous sommes dans de bonnes mains.
Temple d'Hercule
A Agrigente la lumière est éblouissante. Toute la ville est construite avec un grès qui lui donne une clarté que l'on ne trouve pas à Palerme. L'espace aussi semble bien plus vaste, peut-être parce nous sommes sur une hauteur. La chaleur enfin est perceptible. En octobre le sol restitue l'énergie solaire accumulée pendant l'été. Il fait près de 27°c, et l'été on dépasse les 50°c. Dans la partie haute de la Vallée des Temples, le regard est irrésistiblement attiré par le Temple de la Concorde. Sa silhouette, sa masse dominent tout le paysage. C'est le but du voyage, on verra le reste après. La montée me semble interminable, à chaque pas, il s'éloigne un peu plus. Mais à ses pieds, j'en oublie la fatigue et les quatre heures de train.
D'après le petit livre acheté à la caisse, il s'agit d'un des plus grands temples grecs encore conservés : plus de 42 m . de long sur 19 m . de large. Ce livret décrit aussi avec nombre de détails et dessins les étapes de la construction du monument mais aussi les sacrifices d'animaux et les supplices que le tyran Phalaris réservait à ses opposants : rôti à petit feu dans un taureau de cuivre, histoire de bien amplifier les cris d'agonies des malheureux. Même si je reste admiratif devant les prouesses des maîtres d'oeuvres, à ces évocations, je préfère m'imprégner de l'atmosphère du lieu. Près de ces colonnes, les touristes ne sont pas beaucoup plus importants que ces lézards qui se chauffent au soleil, aussi petits et éphémères. Ici, dans ce cadre bucolique planté d'oliviers et d'amandiers les Grecs ont priés, communiés, festoyés et tués. Ces monuments sont un lien avec le passé. Le sol ne restitue pas que la chaleur. Sur le chemin du Temple de Junon, j'inspecte chaque détail dans l'espoir, un peu vain, de découvrir un indice, une trace encore inédite. A part quelques coquilles fossilisées, rien. Le sentier traverse un cimetière paléochrétien ou du moins ce qu'il en reste. Des fosses et des alcôves taillées dans la roche. Le temple en lui-même est impressionnant même s'il ne reste que les colonnades. C'est ici que l'on célébrait les mariages et que les femmes trompées venaient se confier. Du promontoire, on domine la vallée, la ville grecque, malheureusement interdite, et l'on se prend à reconstituer son étendue avec ses habitants, ses métiers.
Temple de la Concorde
Du Temple d'Hercule ne subsistent aussi que quelques colonnes, mais quelles colonnes ! Monumentales, cyclopéennes sont les adjectifs qui me viennent à l'esprit. Je dois gravir plusieurs degrés pour y accéder. Des marches d'au moins 80 cm chacune. Au pied de ces fûts dépouillés de leur entablement, le vertige nous prend et l'on s'imagine être un explorateur dans une terra incognita, à retrouver l'émotion des premiers découvreurs. Je suis dans une de ces gravures romantiques du XIXe siècle où les personnages se promènent au milieu des ruines et d'une flore exotique d'agaves et de cactées.
La partie basse de la vallée est dominée par les vestiges du temple de Castor et Pollux et de celui de Zeus Olympien. Ce dernier a été mis à bas par les siècles mais il était gigantesque : plus de 113 m . sur 56 m . La copie d'un des colosses dont l'original est au musée un peu plus loin gît au sol. Elle fait plus de 7 m . Le chapiteau d'une colonne dépasse la frondaison des arbres et l'on ne sait trop s'il est à moitié enfoui par les ans ou s'il s'apprête à jaillir de terre après des années d'oubli mu par l'énergie chtonienne des taureaux, agneaux, brebis et humains jetés par centaines dans les puits sacrés.
A cette heure ci de l'après-midi, la chaleur réverbérée par les pierres est étouffante, impossible de rester trop longtemps à les examiner. Une petite pause s'impose. La cafétéria sur chemin du Temple de la Concorde est idéalement située au milieu des amandiers. Une petite terrasse avec vue sur les temples avec pour seul accompagnement musical le bourdonnement des insectes. Le personnel n'est pas trop débordé et prend le temps de discuter avec les clients. Malheureusement, le temps passe et je dois déjà repartir sur Palerme.
J'attends mon bus dans Agrigente complètement déserte à l'heure de la sieste. Pas une silhouette, pas une ombre, rien. Agrigente moderne me paraît plus abandonnée que la partie antique qui, elle, a toujours une âme. Dans le bus du retour il n'y a que trois passagers. Quarante minutes plus tard, nous sommes coincés dans les embouteillages à l'entrée de Palerme. Fin du voyage dans le temps.