Gerace
Quand j'ai posé le pied à Gerace en ce jour d'automne, j'ai tout de suite ressenti une atmosphère particulière : des ruelles désertes d'où aucun bruit de la vie quotidienne ne s'échappe, aucun écho de voix du café de la piazza Tribuna face au dôme - il est vrai qu'en Calabre on parle plus bas - , pas d'aboiement lointain, pas même de chants d'oiseaux si ce n'est le caquetage de poules invisibles ; le heurt des roulettes de ma valise sur les calades (revêtement de sol en galets) de ces ruelles millénaires m'a semblé assourdissant.
Gerace est plus qu'un village perché, c'est un village agrippé à un rocher de 500m. d'altitude à une dizaine de kilomètres de la mer ionienne. Déjà utilisé à des fins défensives par les Grecs et les Romains, Gerace a été fondé vers le VIIIe s. par les habitants de la cité grecque de Locri Epizaphiri pour se protéger du paludisme et des invasions sarrasines. Selon la légende ils auraient suivi un épervier (jerax en grec), à moins que le nom ne vienne de Aghia Kiriaki (saint Cyriaque) ou de Jerà Akis , la voie sacrée car le chemin qui y mène est bordé de sanctuaires.
Il m'a fallu plusieurs heures à flâner au milieu de ces ruelles pour comprendre la raison de cette atmosphère si particulière. Situé au milieu d'une région dévastée par les tremblements de terre, riche et prospère au tournant du Ier millénaire entre les périodes byzantine et normande, élevé au rang de principauté à la Renaissance, Gerace est disgraciée au XIXe siècle, les administrations et une partie de la population l'abandonnent.
Ici, chaque pierre porte l'empreinte d'un passé que je ne connais pas mais que je ressens fortement : une meule à huile dans le mur du presbytère, les voussures de l'église San Francesco, les fenêtres catalanes du palazzo Candida, les tombes du Haut Moyen Age creusées à même la roche sous les remparts à l'entrée du village.
La città alta, la plus ancienne, s'organise à l'une des ses extrémités autour de la place del Tocco, centre de la vie politique entourée de palais des XVe s. au XVIIe s. , et le château à l'autre.
Gerace piazza del Tocco jadis centre de la vie politique
Ce dernier reconstruit à la période normande se dresse sur un promontoire rocheux au sommet de la cité. Dernier refuge des habitants, lieu imprenable, inexpugnable, il résista à des nombreux assauts jusqu'à ce jour de 1783 où un séisme le jeta à terre. De l'immense salle d'armes, il ne subsiste rien, du portail et du pont-levis un trou béant, du gros oeuvre, un pan de façade et une tour. Mais quelle façade ! quelle tour !
Le ciel menaçant, son escarpement au-dessus des collines calabraises, les silhouettes furtives de chats errants, mon face à face solitaire avec ses ruines romantiques m'ont ému autant que les temples grecs, les arcades du Colosseo de Rome et certaines fresques de Pompéi. Quelle présence, quelle puissance.
---
Gerace, le château domine de plusieurs centaines de mètres les collines environnantes
Plus bas sur la piazza Tribuna s'élève la cathédrale. Gerace était surnommé la ville aux cent clochers et le duomo, comme disent les Italiens, est l'un des plus beaux et le plus vaste de Calabre. Consacré en 1045, il l'est de nouveau en 1222 en la présence de l'empereur Frédéric II.
Avec le séminaire et le presbytère, la cathédrale est au centre d'un complexe architectural. Elle repose en partie sur une crypte en croix grecque par laquelle on pénètre dans l'édifice. C'est un lieu intime où règne une légère odeur d'humidité ; il abrite aujourd'hui le Trésor de Gerace. Quelques chasubles, des ciboires et des ex-voto.
Un escalier mène à la nef de la cathédrale construire selon un plan basilical. Elle me paraît immense et vide et me fait penser à l'art cistercien (plus tardif) tant les espaces et les formes sont épurées. Les colonnes empruntées aux ruines grecques de Locri Epizaphiri apportent un peu de fantaisie avec leurs feuilles d'acanthes et leurs volutes. Un détail au-dessus de l'autel a immédiatement attiré mon attention. La coupole est soutenue par un système de maçonnerie très utilisé à l'époque romane appelé " trompe ". Il s'agit d'une voûte intermédiaire permettant de passer d'une forme à une autre, ici d'un carré à un cercle.
Gerace, vue de la Casa di Gianna
Pour séjourner à Gerace, j'avais choisi un ancien palais transformé en hôtel, la Casa di Gianna où l'ancien côtoie harmonieusement le moderne, évoquant les heures fastes de cette demeure. A l'heure du dîner nous ne sommes que cinq ou six dans la grande salle seigneuriale voûtée aux murs parés d'une galerie d'ancêtres réels ou imaginaires. Cela sent la fin de saison, l'établissement fermera à la fin de la semaine.
A l'extérieur l'orage fait rage, le tonnerre fait trembler les murs. Par moments, les lumières vacillent et s'éteignent pendant plusieurs minutes pour plonger les convives dans une obscurité absolue. Je pense d'abord aux romans d'Agatha Christie mais très vite je retourne vers le passé et me voici à l'époque des Guelfes et des Gibelins attendant qu'une gente dame vienne allumer les candélabres et chandeliers qui décorent les tables.
Après ce repas pris dans une ambiance étrange, provoquant l'incompréhension du réceptionniste, je sors braver les éléments. Les éclairs déchirent la nuit. L'orage est là, au bout de la rue juste au-dessus du château, la pluie est torrentielle, les gouttes éclatent sur mon visage, les rues sont désertes et brillantes, l'éclairage est superbe, il y a une présence dans ces venelles, celle de Gerace
lui même.
On parle parfois de l'esprit des lieux, depuis ma visite à Gerace, je sais ce que cela signifie.
Piazza Tribuna avec le chevet de la Cathédrale de Gerace un soir d'orage