Chats d'Italie
“Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;
Leurs reins féconds sont plein d'étincelles magiques,
Et des parcelles d'or ainsi qu'un sable fin ;
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques”
Ch. Baudelaire, Les Fleurs du Mal
J 'ignore si c'est vrai ou non mais Venise aurait été sauvée de la peste par les chats, et depuis les Vénitiens leurs accordent la plus grande liberté. Toujours est-il qu'entre les Italiens et les chats c'est une grande histoire d'amour et de raison. Les premiers les accueillent, les seconds chassent les rongeurs des habitations. L'importance des chats transparaît aussi dans les expressions familières.
Italien |
Français |
Qui, gatta ci cova! |
Ici, il y a anguille sous roche! |
Il gattomammone |
Le loup-garou |
Avere una gatta da pelare |
Etre dans de beaux draps |
Un gatto delle nevi |
Une autoneige |
Tanto va la gatta al lardo... |
Tant va la cruche à l'eau... |
Passare la notte in gattabuia |
Passer la nuit au violon |
Una musica da gatti |
Un charivari, une cacophonie |
Avere i gattoni |
Avoir les oreillons |
Giocare a gatta cieca |
Jouer à Colin-Maillard |
Fare la gatta morta |
Faire le bon apôtre |
Pas une ville, pas un village sans que l'on en aperçoive la queue. S'ils fuient ou se font discrets dans les centres villes trop bruyants, je sais que lorsque j'arrive dans un village, des yeux invisibles me scrutent et interprètent chacun de mes mouvements. Parfois c'est une silhouette qui se dissimule, mais le plus souvent les chats restent immobiles. Si je m'approche un peu trop, ils se replient sur eux-mêmes en me regardant droit dans les yeux, prêts à esquiver mon geste d'un bond. Je sais conserver la distance de sécurité entre eux et moi pour ne pas qu'ils ne s'échappent, je leur parle un peu, les regarde en fermant les yeux doucement pendant une seconde ou deux. Les chats le font lorsqu'ils se sentent en sécurité. En général cela tranquillise l'animal et je peux prendre mes clichés.
Dans les villages, les chats errants font partie du paysage. Les habitants n'y font guère attention mais les respectent et je n'ai jamais vu quelqu'un s'amuser à les chasser comme cela se produit parfois en France.
L'Italie compterait 9 millions de chats pour 60 millions d'habitants dont 1 million dans la rue. Rien qu'à Rome ils seraient 300 000 dont 120 000 sans famille. Ce sont ces chats que je rencontre sous des containers, tapis derrière une voiture, blottis dans des coins obscurs. Souvent accueillants, parfois craintifs et malingres à faire mal. En croisant leur regard je m'interroge sur leur destin, leur devenir, leur état d'esprit. Certains payant très cher leur liberté.
Près de 60 000 chats disparaîtraient chaque année en Italie, victimes de superstitions.
Chats photographiés à Apricale (Ligurie)
Lorsqu'ils ne sont pas victimes d'accidents, de maladies, de la bêtise humaine (plus de 60 000 chats disparaissent chaque année en Italie) ils peuvent heureusement compter sur les "grattare", les bonnes âmes des chats. Ce sont des femmes d'un certain âge mais pas forcément. Dans le forum de Rome elles veillent sur 250 félins. Une clinique vétérinaire a même été aménagée dans les ruines. Elles n'apprécient pas toujours qu'un étranger vienne assister aux soins ou aux repas car cela dérange les chats qui ne prennent pas leur ration quotidienne. Méfiantes, elles s'opposent aussi à ce qu'on leur dépose de la nourriture, préférant en connaître la provenance et la composition.
Vue plongeante sur le Vomero, Naples.
En fin d'après-midi, celui-ci se réveillait et attendait l'arrivée de la grattare.
Dans le parc du Museo Duca di Martina dans le Vomero à Naples des dizaines de chats vivent dans les buissons et les taillis. Ils font parti du paysage, nonchalamment allongés sur les espaces verts à l'ombre des arbres, cohabitant avec les lapins domestiques. Ils sont peu farouches et plutôt bien nourris et sociables. Qu'une grattare apparaissent et l'un d'eux pousse un cri d'alerte en se déplaçant vers sa bienfaitrice. Et bientôt, ce sont deux, trois puis une dizaine de chats qui suivent.
Elle attend qu'ils soient tous regroupés autour d'elle pour leur lancer leur pitance, boulettes, pâté ou restes, veillant à ce que les plus réservés en arrière aient aussi leur part. Le rituel du repas est aussi l'occasion d'ausculter les animaux. Que l'un d'eux ait les yeux qui pleurent, qu'il éternue et c'est le branle-bas de combat. Capture du chat, quarantaine et vétérinaire. En général ces chats sont vaccinés et stérilisés, du moins dans les villes.
A Vintimille près de la Marina vit tout une colonie. Eau et nourriture toujours disponibles.
Cette petite chatte après s'être détendu sur la plage et grignoté quelques croquettes se préparait à une sieste sur le toit de son abri.
A Vintimille, des personnes prévenantes ont installé un abri près de l'amicale des pêcheurs. Croquettes et poissons à volonté. Ils sont au moins une douzaine à vivre là. Lors de ma première visite à Apricale leur présence me fut révélée par au moins 80 gamelles et autant de bouteilles d'eau disposées au coin des portes pour les empêcher d'uriner. Apparemment pas de grattare, l'entretien est laissé aux bons soins des riverains. Ici une boite en carton, là une porte de cave percée d'une chatière. Il y a quelques années, les chats prenaient le soleil dans la crèche de Noël installée au centre de la place communale sans que personne n'y voit quelque chose à redire.
A Syracuse, en Sicile, une troupe avait élue domicile près d'un restaurant. Maigres, presque faméliques pour certains. La patronne avait beau conseiller aux clients de ne pas succomber, qu'un repas leur serait servi en fin de service, rien d'y fit. Il se trouva toujours un touriste pour tendre un morceau de viande à l'un d'eux qui aussitôt poussait un cri d'une voix stridente attirant les autres vers la table en question. Un ballet se déroulait sous nos yeux et dans nos jambes. La bande de chats passant de table en table tel un banc de poissons se déplaçant au gré des courants marins.
L'un d'eux encore jeune à la robe caramel m'impressionna. De constitution plus fragile que les autres, il attendait sur un scooter, tranquille spectateur au regard plein de fatalité de la sérénade de ses congénères. Je repense souvent à deux chatons d'une même portée croisés sous une porte cochère via Etnea à Catane. Tigrés roux et sombre, le poil en bataille. Les lumières de la ville qui se reflétaient dans leurs yeux leur donnaient des airs de chats de film fantastique. Et pourtant, ils n'avaient rien d'effrayants. Perdus au milieu des passants, ils étaient solidaires devant l'adversité. A chaque passant, ils avançaient pour ensuite courir se réfugier sous une voiture. Attendaient-ils leur grattare ? je l'espère.
A Gérace, en Calabre, toute une colonie vit sur la place près de l'église San Francisco.
Cette petite colonie ne semblait pas avoir souffert d'un terrible orage pendant la nuit précédente.
Méfiants mais pas craintifs, certains même étaient curieux et se laissaient approcher à distance raisonnable.
En Calabre, les chats sont davantage livrés à eux-mêmes qu'ailleurs. La vie y étant plus rude pour les hommes - le chômage et la pauvreté y sont plus importants - elle l'est aussi pour eux. A Gerace, un village perché, toute une colonie vivait dans les poubelles près de l'église San Francisco. Pas de gabelle que des détritus. Malgré ce régime, ils semblaient en bonne santé, vigoureux même. La colonie s'étant hiérarchisée d'elle-même entre les matous, les chattes, les vieux et les chatons. Plus haut près du château, des silhouettes félines se faufilaient, furtives, dans les ruines apportant au lieu sous un ciel orageux une atmosphère étrange.
A Scilla un village de pêcheurs où Ulysse affronta le monstre à six têtes, ils étaient quelques un à inspecter les barques à la recherche de quelque reste de poissons. Dans la rue principale un chaton roux sortait la tête d'un hangar désaffecté, miaulant et criant à plein poumon. Au moins avait-il un toit sur la tête. Cherchait-il un peu d'affection ? Peu farouche, il se serait laissé approcher sans l'intervention de sa mère qui veillait derrière lui. Peu confiante dans les humains, elle s'interposa à toute caresse, m'interdisant aussi, sous peine de coup de patte, de regarder à travers des trous dans le mur pour protéger son petit.
En face, un chat tenait tête à un humain refusant de s'écarter dans un escalier étroit. Le chat crachait, miaulait, l'homme muni d'une canne ne savait comment réagir. Fallait il le frapper, l'évacuer d'un coup de pied au risque de se faire griffer par ce chat malingre mais rapide et nerveux ? Finalement, le chat s'écarta un peu et l'humain rasa le mur. C'est la première fois que je vis une telle scène, signe pour moi qu'en ces terres ingrates du Sud de l'Italie, la co-habitation d'habitude tranquille est plus problématique. Le sort des chats des rues serait-il un indicateur sur l'état de l'économie d'une région ?
Silhouette de chat à Gerace sur les ruines du château en fin d'après midi.